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Publié le 20 septembre 2011

L’amour handicapé

8 octobre 2000 – Femina – Marlyse Tschui

L’amour handicapé

Elles n’ont pas toujours les mots pour dire leur besoin de tendresse. Leurs gestes sont parfois déplacés. Mais, comme nous, les personnes mentalement handicapées rêvent d’amour. En Suisse romande, le sujet est longtemps resté tabou. Si les choses commencent à changer, c’est grâce au travail d’information mené par deux sexopédagogues.

Une histoire parmi d’autres: depuis un certain temps, ce n’est plus un secret pour personne au sein de l’institution où ils vivent, deux pensionnaires manifestent l’un pour l’autre un intérêt évident. Arrive le jour où l’homme déclare ouvertement qu’il aimerait pouvoir dormir avec l’élue de son cœur. L’équipe éducative en déduit qu’il voudrait faire l’amour avec elle et s’inquiète: « Et dire elle n’a pas de contraception! » « Attendez.., suggère Catherine Agthe, … avant de vous inquiéter au sujet de la contraception, nous pourrions tenter de comprendre ce qu’ils veulent dire par dormir ensemble. » Renseignement pris, ce que voulait le Monsieur, c’était dans un premier temps aller dans sa chambre à elle et se coucher à côté du lit. Il a pris son duvet, il s’est couché par terre, et ils ont dormi « ensemble ». Au bout de quelques mois, leur demande a changé: « Nous aimerions dormir dans le même lit », ont-ils déclaré. Ils se voyaient comme un couple et souhaitaient avoir leur chambre à eux, comme n’importe quel autre couple.

« Cela a été le point de départ de longues discussions au sein du foyer, raconte Catherine Agthe, pour savoir s’il était possible d’accéder à leur demande. Il a fallu en aviser la direction, le tuteur de Monsieur, ainsi que les parents et la thérapeute de Madame. En tout, depuis la formulation de la demande, les discussions ont duré huit mois. Il y avait de quoi décourager les principaux intéressés Dans un autre foyer, la direction a exigé d’un de ces couples deux ans de fidélité avant de lui accorder une chambre commune. Certaines institutions refusent d’envisager une telle possibilité, ou ne le peuvent en raison de chambres trop petites. » Certes, l’idée fait son chemin: en théorie, les professionnels travaillant dans des foyers sont d’accord pour reconnaître aux personnes handicapées le droit à une vie affective et sexuelle. Dans les faits, les résistances restent nombreuses. Cela n’a rien de surprenant: pour les éducateurs et les parents, il n’est pas facile de surmonter peurs et préjugés, de renoncer à surprotéger la personne handicapée, de répondre de manière adéquate à des demandes qui sont souvent formulées maladroitement. Chez ceux qui n’ont pas l’habitude de côtoyer ces êtres différents à la sexualité malhabile, le malaise est encore plus grand lorsqu’ils se trouvent brutalement confrontés à une situation dérangeante.

Un apprentissage relationnel

Catherine Agthe et Françoise Vatré, spécialisées dans l’éducation affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental, répondent aux questions que nous ne manquons pas de nous poser.

Pionnières dans ce domaine, Catherine Agthe et Françoise Vatré ont réalisé, en collaboration avec la Faculté de psychologie et de médecine de Namur, un programme d’éducation sexuelle spécialisée intitulé « Des femmes et des hommes ».
Catherine Agthe a en outre été nommée experte au Conseil de l’Europe, à Strasbourg, au sein d’une commission traitant de la violence et de la maltraitance à l’égard des personnes handicapées.

– Pourquoi la seule évocation de la sexualité des handicapés suscite-t-elle un tel malaise?

– Parce que nous nous trouvons face à un double tabou: celui du handicap et celui de la sexualité. Bien des gens nous demandent pourquoi nous nous soucions du droit à la sexualité de personnes qui ont déjà tant d’autres manques à combler. La sexualité est-elle vraiment pour elles une priorité? En leur donnant une éducation dans ce domaine, ne va-t-on pas « leur donner des idées »? C’est l’inverse qui est vrai. Les mots ont un effet apaisant. Si nous nous abstenons d’en parler, que reste-t-il d’autre aux handicapés que d’essayer d’expérimenter pour savoir comment ça se passe? En réalité, c’est souvent notre imaginaire à nous qui nous donne des idées. Nous craignons les effets d’une sexualité que  nous supposons débridée, alors que les besoins affectifs et les puisions sexuelles des handicapés mentaux sont relativement ordinaires, comme chez tout un chacun. Le problème, c’est que ceux-ci s’expriment avec des codes qui sont la plupart du temps mal compris parce qu’ils n’ont pas les mots ou les gestes adéquats.

Un homme handicapé pourra s’approcher d’une jeune femme dans le bus et l’effrayer ou la scandaliser en lui disant « Je veux faire l’amour avec toi ». Cela ne signifie pas qu’il se voit au lit avec elle. C’est peut-être sa manière de lui faire savoir qu’il la trouve jolie, parce que les mots justes lui manquent ou, tout simplement, veut-il lui signifier « je suis un homme » ou « je suis comme tout le monde ». Peut-être ne sait-il même pas ce que « faire l’amour » veut dire. Celui qui touche les seins d’une aide-soignante n’a pas forcément une demande ambiguë. Il voudrait juste savoir ce que sont des seins. Voilà pourquoi nous pensons qu’il est important de favoriser l’éducation sexuelle et l’apprentissage relationnel, de leur apprendre le sens des mots, de leur expliquer ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ou comment on s’approche de quelqu’un pour lui manifester sa tendresse. C’est ce qu’on appelle la socialisation de la sexualité.

– Ne serait-ce pas le rôle des parents?

– Actuellement, de plus en plus de parents s’en soucient. Mais n’oublions pas, et c’est compréhensible, qu’ils sont tellement occupés à enseigner à leur enfant toutes les acquisitions de la vie courante que souvent ils ne pensent même pas à lui parler de sexualité. Et le jour où celui-ci devient pubère, ils se sentent embarrassés. Ces enfants n’ont pas l’occasion de découvrir la sexualité comme le font la plupart des gosses, par exemple en jouant « au docteur ». En effet, chez eux comme dans les foyers, ils sont couvés, protégés et entourés de sorte que l’occasion ne s’en présente que rarement. Même les personnes handicapées adultes sont perpétuellement sous le regard de ceux qui s’en occupent. Certes, ils nécessitent un accompagnement serré, mais il faudrait de temps en temps leur lâcher les baskets. Comment apprendre l’intimité si l’on est constamment observé? Avec leurs grandes baies vitrées et leurs galeries ouvertes, les institutions sont souvent magnifiques sur le plan architectural, mais conçues de telle manière qu’il est difficile d’aller faire des bisous à quelqu’un sans être vu. Or ces personnes, comme nous, aimeraient avoir leur jardin secret.

– La vie en institution explique-t-elle que la notion de pudeur est peu développée chez les personnes handicapées mentales?

– Oui, c’est un phénomène qui peut découler de la vie communautaire. Autrefois, dans les institutions, le personnel ne frappait pas à la porte des chambres avant d’entrer. Cela a changé. Mais on trouve encore des foyers où, faute de place, trois personnes se trouvent en même temps dans la même salle de bains, l’une que l’on douche, l’autre se brossant les dents, et la troisième sur les toilettes… A force de devoir se côtoyer pour des raisons pratiques et de manque d’intimité, la notion de pudeur se perd, et donc celle du respect du corps. C’est un aspect important que nous traitons dans le cadre de l’enseignement donné au personnel soignant et éducatif. Tout comme celui du tutoiement, encore trop fréquent envers les handicapés adultes qui continuent d’être traités comme des enfants alors que leur corps est celui d’un adulte. Cela explique pourquoi certains d’entre eux s’efforcent maladroitement de prouver qu’ils sont adultes: ils exhibent leur sexe, comme pour dire: « Mais reconnaissez-moi comme adulte, arrêtez de me considérer comme un petit garçon. » Ce comportement pathétique peut être mal interprété.

– Est-ce qu’à leurs yeux l’idée du couple est importante?

– Oui. Pour eux, accéder à la vie de couple, c’est accéder à la normalité.  Bien des personnes handicapées mentales croient que quand elles auront fait l’amour, elles seront normales, comme si c’était magique. Parfois elles disent qu’elles veulent une chambre pour y dormir en :couple, alors qu’elles n’y feront rien. Mais elles pourront dire: « Nous sommes un couple, nous avons notre chambre. » C’est un besoin de reconnaissance sociale, et c’est très important pour elles, car la plupart ont une grande conscience de leur handicap. Peu  importe qu’ils fassent l’amour ou pas.

– Comment est-ce que vous abordez la question de la contraception ou de la stérilisation, qui a été si controversée?

– On ne peut pas généraliser. Il n’existe que des histoires individuelles.  En Suisse, la méthode de contraception la plus utilisée est l’injection trimestrielle de Depo-Provera. Nombre de femmes handicapées mentales ne peuvent pas assumer la prise quotidienne de la pilule. L’avantage d’une telle injection,  c’est qu’elle supprime les règles, qui posent souvent problème en cas de  handicap profond. Certaines femmes sont terrorisées lorsqu’elles ont leurs règles: quand elles étaient petites et qu’elles se blessaient, on désinfectait la plaie, on mettait un sparadrap et le saignement s’arrêtait. Si elles n’ont reçu aucune éducation sexuelle, elles voient que le sang ne s’arrête pas de couler et sont prises d’une peur existentielle: elles croient qu’elles risquent de mourir. Les femmes sous contraception ne le sont pas forcément parce qu’elles ont une vie sexuelle. Sinon, il faut reconnaître qu’il n’existe guère de contraception facile à utiliser. Dans certains cas, la contraception hormonale est contre-indiquée pour des raisons médicales. Que faire? Les surveiller sans arrêt pour éviter qu’elles aient des relations sexuelles ou pratiquer une stérilisation pour leur permettre d’avoir au moins, ici et là, quelques petites rencontres et moments de tendresse dans une vie qui n’est pas toujours rose? Nous sommes passés d’un excès à l’autre: avant on stérilisait d’office, et maintenant on n’a presque plus le droit d’en parler. Je pense que dans certains cas la stérilisation peut être bénéfique.

– J’imagine que certains couples souhaitent avoir des enfants?

– Cette question de la pro-création est la plus délicate. Bon nombre de personnes handicapées mentales disent ne pas vouloir d’enfants; c’est d’ailleurs le discours qui leur a été tenu: elles ne doivent pas en avoir. En fait, deux personnes handicapées peuvent mettre au monde un bébé normal. Il arrive qu’elles se persuadent qu’elles peuvent avoir un enfant et le faire grandir, toujours avec cette idée d’accéder à la normalité. Je connais une jeune femme qui fait  une crise épouvantable chaque fois qu’elle doit subir une injection contraceptive. Elle ne la veut pas. Elle veut des enfants. Mais il faut songer, bien sûr, à ce que re-présenterait pour un enfant normal d’avoir deux parents mentalement handicapés…

– Quelle forme d’éducation sexuelle pratiquez-vous?

– Dans le cas des handicapés mentaux, elle est extrêmement variée et englobe, comme je vous l’ai dit, tous les aspects de la vie affective et sexuelle, y compris la vie en société. Notre pratique s’adresse aux adolescents et aux adultes, pour un suivi individuel, en couple ou en groupe. Les demandes proviennent des parents, de l’institution ou de la personne handicapée elle-même. En fonction de la demande, nous voyons quel chemin nous pouvons parcourir ensemble. Parfois aussi nous suivons des couples, généralement sur plusieurs années. Enfin, nous donnons également des cours aux équipes éducatives, pour leur permettre de mieux comprendre les demandes et les comportements des personnes dont elles s’occupent.

Esther et Sandro – Main dans la main

La première chose que me montre Esther, c’est son alliance. Elle s’est  fiancée avec Sandro en juillet de l’an dernier. Tous deux évoquent inlassablement leur fête de fiançailles, célébrée sous un soleil de plomb dansla joie, les cadeaux et les embrassades. « Ma sœur pleurait de joie », raconte Sandro. Le couple a fait connaissance il y a trois ans dans un club genevois organisant des soirées dansantes à l’intention des personnes souffrant d’un handicap mental. En parlant d’Esther, Sandro dit « ma femme ». Ce qu’il aime chez elle? « Tout. Son cœur! Elle est heureuse. » Esther rayonne et couve des yeux son « chéri ». Leur grand rêve: vivre ensemble dans un studio. Pour l’instant, Esther Schätti, 23 ans, vit dans l’appartement familial avec sa mère et son frère. Sandre Bozzi, lui, vit dans un foyer. Le samedi, l’appartement des Schätti est  laissé à l’entière disposition du couple, afin que les tourtereaux puissent, ne serait-ce qu’un jour par semaine, avoir l’impression d’être seuls au monde. Comme tous les amoureux. En semaine, Esther travaille dans une fabrique de parfums, à l’emballage. Ses loisirs? Le piano, le chant, la danse. Elle suit aussi des cours de cuisine et d’informatique organisés par l’Université (CEFCA) à l’intention des personnes mentalement handicapées. Sandre, lui, a un emploi dans l’atelier protégé d’une fabrique de T-shirts. Ils sortent en couple ou avec leurs amis, au cinéma, au club, au restaurant. Trois ans de complicité, trois ans de souvenirs. Ils racontent des anecdotes de leurs vacances en Sicile, d’où Sandro est originaire. Se souviennent de la fois où, ayant pris le train, ils sont descendus à la mauvaise gare. Ils rigolent. « Et la fois où j’étais chez le médecin, et que ma femme est partie parce qu’elle en avait marre d’attendre! Là, j’étais furieux! » Mais l’événement sur lequel tous deux reviennent sans cesse, c’est le week-end qu’ils passeront bientôt ensemble dans le home où vit Sandro: « On dormira ensemble et on fera l’amour. » Nous dormirons ensemble. N’est-ce pas le titre d’une chanson? L’interview terminée, Esther et Sandro partent en promenade. Main dans la main.

Une maman compréhensive

Pour Elisabeth Schätti, la maman d’Esther, il va de soi que sa fille trisomique a droit à une vie sentimentale et sexuelle: « Pour moi, c’est tout naturel. Quand elle a grandi, j’ai fait ce que font toutes les mères avec leur fille, je lui ai proposé une visite chez le gynécologue. Je n’ai rien fait de plus. Esther prend la pilule depuis l’époque où, adolescente, elle partait en week-end et qu’il lui arrivait d’être invitée par des garçons travaillant dans le même atelier qu’elle. Son intimité ne me regarde pas. Elle sait que si elle se pose des questions, elle peut en discuter avec son éducatrice, Mme Agthe, seule ou en présence de Sandro. Ce que je sais, c’est qu’Esther est heureuse, et c’est ce qui compte pour moi. Hier soir, Esther a préparé des pizzas et lavé son linge en machine. Elle m’a dit qu’elle voulait apprendre à se débrouiller seule pour le jour où elle et Sandro pourraient vivre ensemble. C’est un projet auquel ils tiennent mais qui demandera toute une organisation. On n’en est pas encore là… » Elisabeth Schätti n’a jamais sur-protégé sa fille. Ayant toujours travaillé, y compris avant le décès de son mari, elle a fait en sorte de favoriser l’autonomie d’Esther qui, depuis le berceau et jusqu’à la deuxième primaire, a vécu son enfance en compagnie des autres enfants de son âge. « Mais il arrive un moment, remarque sa mère, où l’intégration n’est plus possible. Esther a poursuivi sa scolarité dans une école spécialisée. Et puis, à
l’adolescence, les autres jeunes, même s’ils l’aimaient bien, ne lui proposaient plus de sortir avec eux. Avec le temps, les jeunes souffrant d’un handicap se retrouvent entre eux. Esther est très indépendante. Elle sait lire et connaît
parfaitement le ré-seau des transports publics genevois. Chaque jour elle prend le bus pour aller travailler dans un atelier protégé. Elle a la clé de l’appartement et gère son emploi du temps à sa guise. »

 

 

 


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