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Publié le 8 juillet 2011

Filmer la différence, autrement…

28 janvier 2004 – L’Illustré – Jean-Blaise Besençon / Photos Blaise Kormann
Thomas Bouchardy, 28 ans, serveur, et  Germinal Roaux, 28 ans, photographe et cinéaste.

Pendant deux ans, le «premier serveur trisomique de Suisse» s’est raconté à Germinal Roaux qui en a fait son premier film, « Des tas de choses ». Thomas parle de la vie, de l’amour, de la mort, comme on en parle entre amis. Avec une volonté supplémentaire: donner une bonne image de son handicap. Le résultat, projeté à Soleure la semaine dernière, est plus que réussi.

On se retrouve à la fin de son service, à l’auberge communale de Satigny. Thomas, 28 ans, «le premier serveur trisomique à avoir travaillé dans la restauration helvétique», comme il le rappelle non sans fierté, à soigneusement prépare notre rencontre. Sur trois papiers, il a écrit un résumé de sa vie, une chanson d’amour, les dates à retenir et l’origine du projet pour lequel on se retrouve aujourd’hui. «1999: juste après l’article de Jean-Blaise (L’illustré No 48 du 01.12.99), Germinal avait le sentiment que je voulais encore dire des tas de choses». Cinq ans plus tard, c’est le titre d’un film, projeté la semaine derrière au Festival de Soleure et dans lequel Thomas se raconte avec une franchise égale à son extrême délicatesse.

Le résultat, on l’imagine, était loin d’être entendu d’avance. «D’abord parce que Thomas parle peu», explique Germinal Roaux, le réalisateur. A cause de ce fichu handicap, il bégaie à l’occasion, perd le fil de sa pensée plus souvent qu’à son tour et cherche fréquemment ses mots, même s’il fait justement remarquer que cela nous arrive aussi! «j’ai vite senti que les questions trop précises le gênaient et qu’il valait mieux laisser aller la discussion naturellement.»

Au bout du compte, le film dure vingt-huit minutes, mais il aura fallu plusieurs dizaines d’heures d’enregistrement pour saisir tout ce qui y est dit. A commencer par mettre des mots sur le mongolisme et ce satané chromosome «en plus», responsable de quelques «moins» extrêmement handicapants. «Putain, merde!» conclut finalement Thomas, désespéré de ne pas pouvoir mieux expliquer l’anomalie génétique dont il souffre. S’il a malgré tout tenté de le faire, c’est, dit-il, pour donner une bonne image des handicapés, parce que certains trisomiques se comportent mal… Mais, pour moi, c’est une chose très importante de donner une bonne image des personnes mentalement handicapées.» La bonne image? Sans doute celle du bonheur de vivre, de posséder un métier et un emploi, de récolter des médailles la natation, de se passionner pour la musique, son écoute et sa pratique.

Tous les mercredis, pendant deux heures, Thomas répète au Sud des Alpes, la maison de l’AMR. Il tient la batterie ou les percussions au sein d’un groupe de musiciens handicapés, animé par le jazzman Claude Tabarini. Même s’il arrive en retard (par notre faute), Thomas s’intègre sans difficulté à la répétition.«Parce que la musique est ma passion, j’en joue depuis l’âge de 9 ans.» A l’apéro, la discussion revient vite sur le contenu de sa riche discothèque: la nouvelle compile d’Europe, mais aussi Bob Dylan, Jethro Tull et les Berrurier Noir, Chuck Berry, Renaud ou encore The Clash.

C’est sur le même tempo que Thomas rêve de se lancer en politique dans la bonne ville de Carouge où il habite, chez ses parents et depuis toujours. «Je rêve de remplacer Monsieur le Maire, pour pouvoir moderniser la fanfare municipale, en ajoutant enfin du rock’n’roll à son répertoire!»

Plus sérieux: de la passion pour la musique, la discussion a tout naturellement dévié sur l’amour avec un grand A, celui que Thomas appelle de tous ses vœux. «Qu’elle soit Genevoise, Black ou Asiatique, je l’aimerais la même chose, parce que mon rêve, c’est d’être un jour papa…»

Saisie tout simplement, dans un noir et blanc plus discret que dramatique, cette séquence du film est de celles qui vous rappellent avec une émotion forte, qu’en plus de dents longues et d’un appétit dévorant, on a tout le cœur à gauche et une âme pour aimer. «En travaillant de 11 heures à 16 h 15, j’ai vraiment un horaire idéal pour être papa. Si j’ai un jour des enfants, je pourrais leur expliquer ce qu’on peut faire et ne pas faire, ce qu’on peut dire ou ne pas dire, je pourrais leur parler de ma passion pour la musique et de toutes les choses essentielles comme le respect des autres.» Cela va sans dire, mais Thomas tient malgré tout à le préciser: «Qu’il soit fille ou garçon, trisomique ou pas, je l’aimerais quand même…» Entendez les points de suspension comme un long, très long silence.

C’est un des grands mérites du cinéma en général et de ce documentaire en particulier: donner à voir ce qu’on entend rarement, aider à comprendre ce qui ne se raconte pas. Au début du film, c’est un gros plan sur les mains de Thomas. On y sent l’impatience d’exprimer sa différence, mais aussi une appréhension légitime et partagée. «Dans un premier montage, j’avais volontairement éliminé toutes les scènes dans lesquelles Thomas ne me semblait pas à son avantage, toutes ses hésitations, ses blancs… Mais le résultat n’était pas satisfaisant, ce détail pas vraiment lui.»

La version définitive nous vaut ainsi une scène plus hilarante que dépréciative dans laquelle Thomas s’emberlificote le museau dans sa propre moque! On se marre comme lui, de bon cœur. Plus loin, c’est une série de rots de buveur de bière qui ponctuent le récit de manière tonitruante et, parole d’amateur, totalement rock’n’roll.

Au fil de leurs rencontres, le cinéaste a aussi su saisir des moments plus sensibles, plus intimes. Certains sourires, par exemple, valent leur pesant d’humanité, sans autre commentaire que la joie de vivre qu’ils soulignent. Plus loin, on court avec Thomas, de cette démarche sautillante, un rien pataude, mais aussi légère, aérienne, et qui donne des ailes aux piétons spectateurs. A la même vitesse, il nous fait grimper sur son skate, foncer à travers Genève pour tenter, encore une fois, d’arriver à l’heure à sa leçon de musique.

Aussi sûr qu’il s’y rend seul, comme il traverse tout Genève pour aller travailler, le réalisateur n’a pas souhaité que d’autres s’expriment à la place de Thomas. II a gommé toutes les questions et, mis à part deux clients de l’auberge, qui n’ont pas vraiment perçu son handicap, Thomas est seul à dérouler le fil de son existence. Il revient sur ses années d’école durant lesquelles ses parents se sont longuement battus pour qu’il puisse être admis dans une classe normale. Et puis il reparle de sa grande fierté, qui a largement contribué à son intégration: son diplôme professionnel d’aide-serveur.

En entamant le projet, Germinal s’était naturellement engagé à le présenter en primeur à Thomas et, le cas échéant, d’en retirer toutes les scènes qui lui déplairaient. Des projections ont été organisées et Thomas n’a pas souhaité enlever ni un mot ni une image de tout ce qu’il avait raconté et montré. L’anecdote rappelle qu’avec Thomas on ne triche pas, qu’il s’adresse à nous sans calcul et sans arrière-pensée. Elle dit bien aussi la qualité de cette rencontre entre deux jeunes hommes du même âge. «Ce qui ma beaucoup touché chez Thomas, c’est qu’il est parfaitement conscient de son handicap, qu’il en parle tout simplement, sans jamais chercher à se faire passer pour quelqu’un d’autre.»

La qualité de leurs échanges leur permet ainsi d’aborder les sujets les plus délicats. Confronté au décès tragique d’un jeune cousin, Thomas, par exemple, a-t-il peur de sa propre mort? La réponse fuse: «Certainement pas!» Mais il précise aussitôt sa pensée: «Ce qui ne me fait pas peur, c’est de mourir de vieillesse… Mais ce qui me fait le plus peur, c’est de mourir assassiné!» Après avoir donné leur accord de principe au projet, les parents de Thomas l’ont laissé organiser seul ses rendez-vous avec le cinéaste. A la première projection, c’est peu dire qu’ils ont été surpris du résultat. A plusieurs égards, ils ont découvert un Thomas, ses peines, ses rêves, ses amours, qu’ils n’imaginaient simplement pas.«Dans la vie de tous les jours, Thomas est quelqu’un d’extrêmement pudique et réservé, mais dans le film il raconte des choses très intimes, qu’il ne nous avait jamais confiées.»

C’est le résultat d’une rencontre de qualité, qualité d’écoute, sensibilité du regard, et l’aboutissement d’un projet mené sourire aux lèvres. Du rire aux larmes, les spectateurs de Soleure ont éprouvé toute la palette des sentiments. C’est pour eux que Thomas a encore soigneusement noté sur un de ses petits bouts de papier: «Pour vous remercier pour ma place dans la société, je me permets de vous dédier ce coup de cassette vidéo – Rien que des tas de choses.» C’est ainsi que les deux protagonistes du film touchent souvent à l’essentiel.


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