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Publié le 8 juillet 2011

Touche pas à mon école!

25 janvier 2004 – Femina – Sandra Andrade

Trisomiques ou autistes… quel que soit leur handicap mental, ils sont fiers d’aller à l’école publique comme tous les enfants de leur âge. Sur la nécessité et les avantages d’une telle intégration, les avis sont pourtant partagés. Reportage dans une classe à Genève, explications de spécialistes et témoignages de mamans.

C’est un vendredi ordinaire à l’école publique genevoise Cité-Jonction. Située dans un quartier cosmopolite, elle accueille Joana, fillette trisomique, depuis la première enfantine. La sonnerie de la reprise des cours ayant retenti, les élèves de sixième primaire rejoignent leur salle au premier étage. A l’exception de Joana, qui rapplique enfin, espiègle, un large sourire aux lèvres. «C’est une comédienne, commente son instituteur, Christian Charvin. Un jour elle a prétexté des maux de ventre pour échapper à une partie de volley-ball.» Il est vrai que la gamine, à 12 ans, affiche un caractère bien trempé. Christine Debruère, l’enseignante spécialisée chargée de superviser son intégration à l’école, confirme: «Comme elle est bilingue, elle m’a un jour traitée de «bébé pleurnichard» en portugais pour ne pas que je comprenne. Il a fallu que je demande la traduction à l’un de ses camarades.»

Interrogation écrite, les chuchotements font place à un silence studieux et toutes les têtes se penchent sur les copies. «Avant, Joana se baladait dans la classe pour gribouiller le cahier des autres», souffle Christine Debruère en observant la fillette compter sur ses doigts, sagement installée à son pupitre. Tandis que ses camarades planchent sur des multiplications et des divisions, Joana s’attelle à des exercices adaptés à ses capacités et effectue ses premières soustractions.

Au bout d’un moment, estimant avoir suffisamment travaillé, elle glisse discrètement sa fiche sous sa pochette. «Tu n’as pas fini! s’exclame son instituteur amusé par son manège. Si tu pensais qu’on allait t’oublier, c’est raté…» Selon l’usage, un camarade prend ensuite place aux côtés de la fillette pour la dictée. «C’est le principe du tutorat. Les enfants apprécient d’endosser le rôle de tuteur, qui les valorise, particulièrement ceux qui sont en difficulté.»

Tolérance et solidarité Se frotter à la différence, rien de tel pour voir plus loin que le bout de son nez. Les études menées sur l’intégration des handicapés mentaux à l’école ont clairement démontré que les enfants dits normaux développent à leur contact une plus grande tolérance et davantage de solidarité. «Joana, c’est en quelque sorte le ciment de la classe, assure Christian Charvin. Si mes élèves sont si soudés entre eux, c’est un peu grâce à elle.» Lors d’une discussion en classe, la plupart des gosses ont confié avoir appris à l’apprécier au fil du temps. «Au début, on l’aimait pas parce qu’on la connaissait pas, confie la petite Ana-Simone. Elle a évolué en mentalité et en tout le reste.» «Une fois quelqu’un s’est moqué d’elle et lui a baissé les pantalons, Joana s’est laissé faire, ajoute Tania. En deuxième primaire, elle a commencé à compter, lire un peu, elle avait fait un gros progrès. Elle a commencé à se défendre. En troisième primaire, tout le monde s’est attaché à elle.» Sa jovialité fait désormais l’unanimité. «Joana met une bonne ambiance, même si des fois elle ne travaille pas très bien ou si elle fait la tête de mule», conclut Steve. La jeune trisomique est très populaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. A l’école enfantine, des bambins ont naïvement demandé s’ils risquaient d’attraper sa «maladie». Il a fallu leur expliquer que la trisomie n’était pas contagieuse.

Comme d’autres déficients mentaux, Joana partage son temps entre l’école publique et l’établissement spécialisé. Deux après-midi par semaine, elle se rend dans une institution pour handicapés mentaux où elle est prise en charge par une équipe pluridisciplinaire. Dans la mesure où les institutions répondent à leurs besoins spécifiques, pourquoi intégrer les enfants handicapés dans une classe ordinaire? «L’institution, c’est à la fois un cocon rassurant et une solution de facilité, peu propice à la prise d’autonomie, sans compter que l’enseignement scolaire n’y est pas prioritaire», explique Carine Wyss, maman de Mélina (lire encadré). Anne Emery-Torracinta, maman d’une jeune autiste et présidente d’Insieme Genève, une association de parents qui militent en faveur de l’intégration, ne dit pas autre chose. Durant ses années passées dans une institution, sa fille Delphine, aujourd’hui âgée de 21 ans, n’a «rien appris du tout». Ce n’est qu’à l’âge de 9 ans, en rejoignant une classe spécialisée au sein d’une école publique, qu’elle est sortie de son isolement. Du coup, elle a fait des progrès fulgurants. «Du moment qu’on lui a laissé sa chance, elle s’est mise à lire, à écrire et à compter, commente sa maman. Bien que regroupée avec d’autres handicapés mentaux, elle avait aussi des activités en commun avec des enfants ordinaires. A leur contact, elle a appris à se comporter de manière plus adéquate.» Aller à l’école développe aussi les relations sociales. «Delphine se rendait en classe à vélo avec les voisines. Ces années-là ont été les plus heureuses de sa vie.»

Préparer l’intégration Doit-on en déduire que l’intégration est toujours la panacée? «Il peut arriver que ça se passe mal à l’école, auquel cas les institutions constituent un recours, reconnaît Christine Debruère. Le revers de la médaille, c’est que dans la mesure où cette alternative existe, on peut baisser les bras plus rapidement…» Intégrer, oui, mais pas n’importe comment. Laisser un petit trisomique dessiner toute la journée dans son coin ne va pas l’aider à s’épanouir. L’intégration se prépare. Elle peut soulever des questions délicates. Dans ce contexte, faut-il informer les camarades ou attendre que les questions fusent? Comment organiser un débat en présence de l’enfant handicapé sans le blesser? Louis Vaney, professeur à l’Université de Paris III et spécialiste de la question, insiste sur la nécessité de s’entourer de précautions. «Une intégration ratée peut porter atteinte à l’image que l’enfant a de lui-même, d’où l’importance de définir des objectifs. L’école n’est pas seulement un lieu de socialisation, on s’y rend d’abord pour apprendre. Les progrès que l’enfant va réaliser au cours de l’année scolaire vont justifier sa présence et le valoriser, aussi bien à ses yeux qu’à ceux de ses petits camarades.»

En l’absence de loi statuant sur la question, les pratiques varient selon les cantons, les communes, quand ce n’est pas d’un établissement à un autre. L’enfant handicapé peut tomber sur un instituteur qui refuse de le prendre dans sa classe. «C’est rare, mais c’est déjà arrivé. C’est pourquoi il est indispensable que l’école s’engage à mener le projet à son terme», observe Louis Vaney. Question de mœurs, de politique et d’organisation, les établissements spécialisés ont fermé en Valais. Commune pionnière en Romandie, Martigny intègre dans la mesure du possible les handicapés mentaux à plein temps, aussi bien à l’école primaire qu’au cycle d’orientation. Quitte à proposer des thérapies et des soutiens spécialisés au sein des établissements scolaires. Rien à voir avec Genève qui scolarise – à temps partiel et en association avec l’institution spécialisée – uniquement les enfants jugés capables d’en tirer profit. A Insieme, Anne Emery-Torracinta juge cette pratique peu satisfaisante et demande que la décision d’intégrer ou pas revienne aux familles.

«Une intégration ratée peut porter atteinte à l’image que l’enfant a de lui-même.»

Pour l’heure, nul ne sait ce que deviendra Joana l’année prochaine. La plupart des handicapés mentaux intégrés dans les écoles genevoises retournent à plein temps dans une institution spécialisée dès la fin du primaire. Au grand désespoir de certains parents: «C’est la régression assurée!» s’insurge Carine Wyss. Mais les choses bougent un peu. Cette année, deux ados déficients mentaux ont été acceptés au cycle d’orientation. «C’est une première. Et encore, ce sont des cas légers», précise Anne Emery-Torracinta. Dans la mesure où elle s’en est bien sortie à l’école primaire, Joana a-t-elle une chance de suivre le même parcours? Ce n’est pas exclu. Reste à savoir si la jeune trisomique sera capable de s’adapter à l’univers déstabilisant du cycle d’orientation. Son instituteur n’en est pas convaincu. «Elle risque de se retrouver livrée à elle-même, ballottée d’un professeur à l’autre, et d’être exposée au comportement violent de certains ados», s’inquiète-t-il.

A l’école primaire, l’intégration des enfants handicapés mentaux est en revanche entrée dans les mœurs genevoises. «Malgré quelques réticences au départ, la plupart des instituteurs se disent prêts à renouveler l’expérience», commente Christine Debruère. Christian Charvin admet avoir nourri des doutes sur l’utilité de la démarche. «Mais j’ai révisé mon opinion, assure-t-il. Joana n’a pas cessé de progresser, même si le décalage avec les enfants de son âge demeure important. Cela dit, elle n’est pas la seule élève en difficulté dans ma classe. Sauf que les autres ne bénéficient pas d’un programme adapté à leur niveau.»

Jérôme, 11 ans, trisomique

Jérôme est trisomique 21, ce qui ne l’empêche pas de fréquenter l’école primaire des Vollandes, à Genève. «Il est l’unique enfant handicapé mental de l’établissement, précise sa maman, Christiane. Lorsqu’il fait une bêtise, l’attention se focalise plus rapidement sur lui, mais s’il est en difficulté, cela suscite aussitôt un élan de solidarité. Jérôme connaît ses camarades de classe depuis plusieurs années, ils l’invitent souvent avec plaisir à leur anniversaire. Ils sont désormais capables de décoder ses réactions et savent aussi bien le soutenir que le remettre à sa place quand c’est nécessaire.»

A défaut de participer à la conversation dans la salle à manger familiale, Jérôme n’en perd pas une miette. Il brandit le cahier qu’il vient d’extirper de son cartable et se met à recopier des mots, histoire de montrer que lui aussi a des devoirs. Comme son jeune frère «normal». L’écriture est peu lisible – «Il n’a pas encore compris qu’il faut séparer les mots» – mais il parvient à déchiffrer des syllabes, une performance qui lui vaut quelques «bravos!» dont il n’est pas peu fier.

«L’intégration scolaire est sa plus grande chance de progrès!» s’exclame Christiane, qui reconnaît être consciente des efforts que cela exige, aussi bien de la part de son fils que des professionnels qui ont relevé le défi. Intégré à mi-temps dans une classe de cinquième primaire, Jérôme se rend l’après-midi dans une institution spécialisée. «C’est un bon rythme, qui lui permet d’être stimulé par les enfants ordinaires, mais aussi de retrouver avec plaisir d’autres enfants comme lui.»

Laurie, 16 ans, trisomique

«Jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, ma fille n’a pas fréquenté d’institution spécialisée.»

Pour la première fois de sa vie, Laurie Melly se retrouve dans une classe d’adaptation pour élèves en difficulté au cycle d’orientation de Martigny. Jusque-là, cette Valaisanne a été intégrée à plein temps dans une classe tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Elle a fait ensuite sa scolarité avec la même volée d’enfants jusqu’en sixième primaire à l’école de Bruson, avant de suivre le cycle d’orientation du Châble, près de Martigny. Là, elle a été intégrée dans une classe de bon niveau, en même temps qu’un garçon trisomique. «Ils bénéficiaient d’un programme adapté et de l’assistance d’une enseignante spécialisée à mi-temps. Pendant certains cours, comme l’allemand, ils vaquaient à leurs activités de leur côté. Par exemple, ils allaient faire des commissions puis conviaient un professeur et sa famille pour le repas de midi afin d’apprendre à se débrouiller dans la vie quotidienne», explique sa maman. Ensuite, le camarade trisomique est parti en préapprentissage et Laurie a rejoint en septembre dernier sa classe d’adaptation à Martigny. «Elle s’y plaît moins, il y a plusieurs enfants handicapés et étrangers qui ont des problèmes de communication.» Bien que regroupée avec d’autres enfants en difficulté, Laurie côtoie des élèves ordinaires à raison de neuf heures par semaine. «Mais ils sont en première du cycle et n’ont que 12-13 ans. Elle se rend compte qu’ils sont plus jeunes qu’elle, ça la fâche un peu.»

Dotée d’un caractère volontaire, l’adolescente a fait des acquisitions essentielles pour son avenir. Son langage reste hésitant, mais elle est capable de converser. D’écrire un peu aussi. Cette bûcheuse aime beaucoup lire, «surtout les Oui-Oui et les Jojo Lapin qui sont écrits gros». Elle prend chaque soir le train pour rentrer chez ses parents. «Une enseignante la surveille de loin, mais elle ne s’en rend pas compte. Laurie est très fière de son autonomie. Durant ce trajet d’une demi-heure, elle retrouve d’anciennes camarades de classe. Ça lui fait plaisir et aux autres aussi. Plusieurs anciennes camarades m’ont confié qu’elle leur manquait.»

«Les progrès que l’enfant réalise au cours de l’année scolaire justifient sa présence et le valorisent, aussi bien à ses yeux qu’à ceux de ses petits camarades.»

Mélina, 8 ans, atteinte d’une maladie chromosomique

«Je me battrai pour que ma fille aille au cycle, affirme Carine Wyss. Une des choses qui m’inquiètent, c’est la violence. J’ai peur que des ados puissent abuser de sa gentillesse, mais le danger existe aussi en institution.»

Atteinte d’une anomalie chromosomique rare diagnostiquée à l’âge de 8 mois au hasard d’une hospitalisation pour pneumonie, Mélina était promise à un sombre avenir. «En tant que maman, je n’ai jamais cru aux mauvais pronostics des médecins. Ils m’avaient annoncé que Mélina serait probablement très handicapée, moi je lisais autre chose dans son regard.» Stimulée et encouragée dès son plus jeune âge, la fillette s’est développée mieux que prévu. Tant et si bien qu’à 8 ans c’est une gamine sociable et pleine de vie, qui parle et marche sans problème.

A l’école, elle s’est d’abord sentie agressée par les bousculades et les cris. Hypersensible, elle a appris, avec l’aide d’un psychologue, à se protéger. «En première enfantine, Mélina avait du mal avec la discipline scolaire, ajoute sa maman. En cours d’année, elle a modifié son comportement et s’est finalement adaptée aux règles de la classe. J’ai beaucoup discuté avec elle pour lui faire comprendre qu’elle ne pouvait pas faire comme bon lui semblait au risque de remettre en question son intégration scolaire. Mélina aime tellement l’école qu’elle aurait vécu un renvoi à l’institution comme un véritable drame. Par la suite, l’enseignante spécialisée rattachée à l’institution a énormément contribué à l’évolution positive de son intégration scolaire.»

Grâce à son caractère heureux, Mélina a noué des amitiés. «Sa meilleure copine, qu’elle a rencontrée en première enfantine, vient souvent dormir à la maison. Les autres enfants la tirent vers le haut, mais elle leur apporte également beaucoup. C’est une fillette très câline, qui a un effet presque thérapeutique sur les gens.»

Mélina, qui fréquente l’école primaire de Pinchat (GE), se rend trois après-midi par semaine dans une institution spécialisée. Ses parents aimeraient bien qu’elle soit plus souvent à l’école «afin que l’écart ne s’accentue pas davantage avec les enfants de sa classe».


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